Entretien avec
Sophie Di Malta
Qu’est-ce qui vous a menée à l’écriture puis à la littérature ?
Depuis l’enfance, j’ai été bercée par les livres, les mots, la peinture, le cinéma. Mon père était photographe, ma mère lisait beaucoup et une grande partie de ma famille travaillait dans le milieu de l’art. Ainsi, j’étais baignée par des influences multiples, toutes orientées vers la créativité. Petite, je concevais des journaux que je rédigeais moi-même, pendant des heures, sur la machine à écrire de ma grand-mère. J’accompagnais toujours mes créations d’enfant d'images que je découpais ici et là. Chez moi, le mot et l’image se sont toujours télescopés : écrire, c’est donner à voir pour faire ressentir.
Dans votre jeunesse, quels sont les auteurs qui vous ont durablement marquée ?
Mes premiers souvenirs littéraires, je les dois à La Comtesse de Ségur et Madame de Sévigné. Ces auteures m’ont fait découvrir les joies et les drames de l’enfance de manière romancée : les histoires de vies, apparemment simples et anodines, pouvaient donc servir de terreau à des récits hors du commun… Dans le même temps, j’ai ressenti mes premiers émois picturaux grâce à Miró, Picasso ou encore Kandinsky. L’abstrait m’ouvrait les voies infinies de l’imagination, bien davantage que le naturalisme par exemple. Cela m’a guidée vers Maupassant et Edgar Allan Poe, dont les Histoires extraordinaires m’ont appris qu’en matière littéraire, le champ des possibles était d’une vastitude illimitée. Mon adolescence s'est déroulée à la confluence d’une peinture et d’une littérature qui me projetaient dans les sphères de l’imaginaire, loin d’un réel que je trouvais déjà en deçà d’une certaine amplitude.
C’est-à-dire ? Comment votre appréhension du réel conditionne-t-elle votre créativité ?
Le réel m’a toujours semblé en demi-teinte, comme incomplet. Mon imaginaire m’a permis de le colorer davantage. C’est quelque chose que j’avais déjà enfant et que j’ai conservé, voire amplifié, à l'âge adulte. Je dois dire que j’ai toujours eu un rapport d’une certaine acuité à ce que l’on nomme « l’invisible ». Je perçois des choses de l’ordre de l’indicible, parfois difficiles à verbaliser, et qui m’ont souvent prouvé que notre perception humaine était limitée par notre condition et nos conditionnements. Jusqu’à preuve du contraire, je suis moi aussi humaine, mais je tente de m’élever pour approcher ce que nous devons apprendre à voir. Claude Chabrol a écrit que son métier de cinéaste consistait à transformer des abstractions en formes concrètes. Cette réflexion, à mon sens, est tout aussi valable pour la littérature. Selon moi, l’écrit est un précieux médium qui me permet de convertir des ressentis parfois évanescents en histoires accessibles à tous. Lorsqu’on écrit, ressentir est tout aussi nécessaire que totalement insuffisant. Un auteur ne s’adresse pas à lui-même : il doit donc trouver les moyens d’ouvrir un monde clair et compréhensible à ses lecteurs, même s’il s’agit d’intrigues ancrées dans un genre surréaliste ou fantaisiste. La structure est un élément fondamental.
Votre parcours de journaliste vous a-t-il aidé dans la structuration d'un récit de fiction ?
Absolument. Le journalisme est, par essence, un exercice de structure. Il faut transmettre la pensée de quelqu’un et cerner un sujet précis en un nombre limité de signes. Le résultat doit, évidemment, intéresser le plus grand nombre. Ainsi, la mission du journaliste est de rester fidèle aux propos recueillis, même quand ils revêtent une certaine complexité, en trouvant les moyens d’y sensibiliser n’importe qui. Ce présupposé se retrouve dans la création d’un roman : l’auteur s’engage à emmener le lecteur d’un point A à un point B, à ne pas le perdre, et lui donner à percevoir les choses grâce aux mots, voire au-delà du récit en lui-même.
Vos écrits ont une teneur visuelle très prononcée. On a parfois l'impression de "lire un film"...
La littérature entretient une parentèle aussi bien avec la peinture, qu'avec le cinéma et parfois même la musique - par exemple, l'écriture d'Alessandro Baricco est très musicale. Tout art donne à voir, qu’il y ait support pictural ou pas. Je pars du principe qu’une image est une phrase en action. Ainsi, j’utilise ce que je vois pour donner une impulsion, une vitalité aux mots. Comment écrire sans visualiser ? Le film, mon film, se déroule au fur et à mesure que j’écris. Parfois, le film va trop vite et mes mots doivent lui courir après ! Un mot n’est jamais que le rendu d’un mouvement visuel. Après, tout est histoire de choix : faut-il rendre ce mouvement dans sa complétude ou bien n’en donner que quelques parcelles ? Cela dépend de l’effet recherché, de la dose, savante et délicate, entre mystère et évidence. J’aime des cinéastes comme David Lynch, Bertrand Blier ou, dans un genre très différent, Dario Argento, pour leur capacité à créer une architecture narrative singulière, à faire véritablement parler l’image, à briser les codes communs, et à nous intriguer sans donner d’emblée toutes les clefs. En tant que public, je me réjouis toujours de voir un film où je me sens guidée et volontairement égarée à la fois. C’est aussi mon plaisir de romancière !
Pourquoi ne pas avoir publié plus tôt ?
Pour moi, le facteur temps ne rentre pas en ligne de compte dans le domaine de l’écriture. Avant Ingrid Beurkman, j'ai écrit des tas de choses mais rien qui ne me semblait publiable, rien qui ne faisait suffisamment sens pour un partage. Ce n’est pas parce qu’on écrit que l’on mérite systématiquement d’être lu... On peut très bien savoir écrire à 20 ou 30 ans mais ce n’est pas le tout de construire un bon récit. En se formant a minima aux techniques du récit, pas mal de gens seraient capables, dans l’absolu, d’écrire une bonne histoire. Or, selon moi, la problématique primordiale reste celle-ci : qu’est-ce qui m’attache viscéralement à une histoire, qu’est-ce qui me pousse à l’y investir totalement ? Dans son célèbre essai, Écriture, Stephen King explique très bien le besoin d’une dimension supérieure, en montrant clairement la différence entre la platitude des mots et la naissance d’une nécessité incontournable. Donner du corps, de l’âme, du sens à ce que l’on écrit, est assez rare. Lorsque l'on écrit, il est parfois difficile d'avoir suffisamment de discernement sur soi-même, et d'éviter de se prêter trop vite certaines qualités. Ainsi, Ingrid Beurkman est le premier roman né d’une nécessité plus impérieuse que celle d’être simplement publiée.